Bonne nuit papa, bonne nuit maman, crie-t-elle de sa chambre. Elle ferme la porte derrière elle et se jette sur le lit. Le mur télévisuel placé en face du lit continue de diffuser ses images mais la luminosité est au plus bas et le son presque inaudible. Ce mode nuit ne signifie qu’une chose : il est grand temps de dormir. Au lieu de ça, Eurilis attrape sa télécommande secrète, cachée dans un renfoncement du sommier. Tout le système audio-visuel de la maison est contrôlé par un petit minuteur numérique, que ses parents couvent jalousement. En théorie, cela leur permet de connaître et surveiller ce qui défile sur l’ensemble des murs-écran et, le cas échéant, d’en restreindre l’accès, comme à présent dans sa chambre. Avec sa télécommande habituelle, impossible d’intervenir sur ce mode nuit imposé. Mais avec l’appareil qu’elle a fabriqué elle-même, les canaux du monde entier ne sont potentiellement qu’à quelques clics. Ceci sans que le moniteur soi-disant intelligent ne remarque le moindre changement dans son environnement. Comme chaque soir, cette idée ne manque pas de la faire pouffer. Depuis six mois qu’elle a inventé ce mécanisme, pas une fois elle n’a craint d’être repérée par ses parents, tant ils sont persuadés de l’infaillibilité de leur protection. Elle n’éprouve que mépris pour ces adultes qui, bien que l’appelant « fille », n’ont aucune idée du sens de ce mot. Malgré son jeune âge, elle a déjà compris qu’elle ne possède aucun lien génétique avec eux. Pas d’hérédité, juste un financement substantiel du gouvernement, et deux nouveaux murs télévisuels au sein du « foyer ». A 13 ans, Eurilis est loin d’être une jeune fille ordinaire. Surdouée de l’électronique, elle a pourtant toujours caché ses talents à son entourage, préférant les développer discrètement, pour son seul bénéfice. Seul Kales, son meilleur ami, son seul ami en réalité, connaît une partie de ses capacités. Ses résultats brillants et son caractère solitaire la mettent naturellement en marge de ses camarades de classe. L’école étant une contrainte, son unique plaisir réside en la conception de gadgets plus ou moins sophistiqués, plus ou moins utiles également, à partir de toutes pièces, tous mécanismes qu’elle parvient à glaner de-ci de-là. Rares sont ceux qu’elle conserve, il lui suffit de vérifier qu’ils fonctionnent pour s’en désintéresser aussitôt. Et puis, se dit-elle, elle n’a aucune place pour les stocker à l’abri des regards indiscrets. Le seul risque qu’elle s’autorise est celui qu’elle tient en main à cet instant précis, sa plus belle œuvre, la télécommande pirate. Avec ça, plus de frontières, plus de limites, juste le rêve d’un autre univers. L’évasion, comme bouée de sauvetage. Comme chaque soir, elle regrette que cette évasion ne soit que virtuelle. Les voyages physiques à travers les murs-écran sont et resteront de simples histoires de science-fiction. D’ailleurs, à part elle, qui rêve encore de partir à l’aventure ? Quand on vous convainc que tout ce dont vous avez besoin se trouve sur vos écrans ? Un jour, se promet-elle, elle démontrera au monde la bêtise et le danger que cache un tel mode de pensée…
Après quelques minutes à parcourir ses canaux télévisuels favoris, une étrange fatigue s’abat sur Eurilis et la détourne de ses occupations. Un manque de sommeil ? Non, elle dort déjà plus que le nombre d’heures nécessaires au bon fonctionnement de son organisme. C’est forcément autre chose ! Elle tente de lutter quelques instants contre cette sensation mais s’avoue rapidement vaincue. Au ralenti, elle rétablit le mur-écran à son mode initial, et replace la minuscule télécommande dans sa cachette. Elle s’allonge encore toute habillée sur son lit à suspension, sans prendre la peine de se glisser dans l’imbroglio de tissus qui lui sert de draps. Elle ferme les yeux, le temps d’un battement de cil, et les rouvre aussitôt, certaine d’avoir manqué un élément important. La stupéfaction d’abord puis une vague de panique la submergent entièrement, avec une violence telle que son corps est pris de tremblements frénétiques. Tout ceci est absolument « faux », elle ne sait pas quel terme employer pour décrire la situation : inadaptée, anormale… INCONCEVABLE ! Sa chambre est plongée dans le noir le plus total. Ça n’est jamais arrivé auparavant, ça ne peut pas arriver. Les murs ne s’éteignent jamais, ils ont une durée de vie infinie. Jamais elle n’a entendu parler d’une chose pareille, le noir n’existe plus depuis longtemps. Le noir est la menace ultime que les parents brandissent devant les enfants récalcitrants. Mails ils ne la mettent jamais à exécution, et pour cause, comment le pourraient-ils ? Les murs ne s’éteignent jamais, c’est une vérité fondamentale. Et pourtant… Eurilis tourne la tête en direction de l’entrée de sa chambre, toujours en proie à une frayeur incontrôlable. Il n’y a que le néant sur lequel poser son regard. A supposer que son écran ait connu la seule avarie jamais recensée, ceux du couloir et de l’escalier magnétique devraient au minimum diffuser une lueur blafarde se glissant sous sa porte. Ce constat précède un second tout aussi inquiétant, si ce n’est davantage : elle a beau tendre l’oreille, guetter le moindre son, il semble régner dans la maison un silence de mort. Prise au dépourvu, et dans l’espoir un peu fou qu’elle puisse juste être en train de rêver, Eurilis ferme à nouveau les yeux et attend. Elle les rouvre quelques instants plus tard, et se mord violemment la lèvre inférieure pour s’empêcher de hurler. Réfléchis, s’ordonne-t-elle, réfléchis, il y a forcément une explication logique ! Mais comment trouver un raisonnement pour justifier ce que l’on considérait, il y a peu, comme impossible ? Malgré tout, cette introspection a le mérite de réduire sa terreur à un niveau plus tolérable. Elle force sa respiration à retrouver une certaine régularité. Inspiration, expiration. Inspiration, expiration. Elle fixe son attention sur ce schéma rassurant, se redresse en position assise. Le lit émet une protestation qu’Eurilis ne lui connaît pas. Dans le silence pesant, ce bruit semble assourdissant. Il lui faut toute sa volonté pour ne pas céder une nouvelle fois à l’épouvante. Son esprit lui martèle de passer à l’action, sans délai. Question de bon sens… Si elle ne fait rien, elle sait que la folie la guette. Elle descend du lit, les bras instinctivement en avant. Il n’y a pas d’obstacles à cet endroit-là, il n’y en a jamais eu, mais elle n’est plus sûre de rien. Mue par une soudaine intuition, elle se penche et laisse glisser sa main le long du sommier, à la recherche de sa télécommande. Elle ressent des aspérités, de subtiles fissures qui n’existaient pas quand elle s’est couchée. Ou bien se pourrait-il qu’elle ne les ait jamais remarquées auparavant ? L’incapacité à distinguer les formes a-t-elle pu modifier son équilibre perceptif, conduisant à une meilleure sensibilité tactile ? Trop de questions se bousculent dans sa tête mais elle essaye de les ignorer. Stratégie : trouver d’abord ce qu’il se passe ici ! Tout le reste peut attendre. Elle met enfin le doigt sur le léger renfoncement et d’un geste acquis par l’habitude en extrait la télécommande. Elle laisse alors sortir un soupir de soulagement. Un élément, au moins, est conforme à ses attentes. Un peu rassérénée, elle glisse l’objet dans sa poche et se dirige vers la porte. Elle est tentée d’utiliser la télécommande pour remettre en marche le mur-écran mais un mystérieux pressentiment la pousse à n’en rien faire. Elle quitte sa chambre et s’immobilise dans le couloir pour évaluer la situation. Comme elle s’y attendait, le reste de la maison semble partager le même sort : un noir intense, un silence infini. Sa peur remonte en flèche et elle perd encore plusieurs minutes avant de se ressaisir. Pas un seul mur télévisuel en marche, vraiment ? Il faut qu’elle sorte, sans doute quelqu’un pourra lui fournir une explication là-dehors. A petits pas, elle emprunte l’escalier magnétique jusqu’à l’étage inférieur. Les odeurs qui l’assaillent la déconcertent, ça sent le renfermé, ou plutôt l’idée qu’elle en a puisque c’est la première fois qu’elle l’expérimente. Même si le système de filtration d’air est hors service, il faudrait des mois pour atteindre cette densité olfactive. Or elle est certaine que tout fonctionnait parfaitement en début de journée. Si seulement elle avait un peu de lumière… Mais elle n’ose toujours pas redonner vie à un quelconque mur-écran. A situation exceptionnelle, comportement exceptionnel ! Elle d’habitude si pragmatique se sent prête à se laisser guider par cette petite voix intérieure qu’on nomme habituellement « instinct ». Elle continue sa progression à tâtons, longe le salon où ses parents auraient dû se trouver, vautrés dans l’immense sofamovible, à regarder le plafond-écran hémisphérique. Leur absence est plus qu’étonnante mais ça n’est pas la préoccupation principale d’Eurilis. Un problème beaucoup plus urgent se pose à elle. La seule façon de sortir de l’habitation est la paroi murale coulissante, dont le mécanisme à ondes ciblées électromagnétiques est commandé par le moniteur central. Moniteur dont elle ignore la localisation et qui, vraisemblablement, ne doit pas être beaucoup plus dynamique que les appareils qu’il contrôle. Abattue, Eurilis s’adosse à la paroi et se laisse tomber sur le sol. Me voilà coincée dans ma propre demeure, pense-t-elle amèrement. C’est alors qu’elle remarque la chair de poule sur son bras gauche, juste avant de ressentir le léger courant d’air qui en est la cause. Une aberration supplémentaire à inscrire sur la liste, puisque tout le système est conçu pour limiter à son strict minimum les échanges avec l’extérieur. Elle n’est pas longue à trouver l’anomalie, ses mains parcourent désormais une sorte de revêtement métallique, qu’elle estime à 1.5 mètre de large et d’une hauteur supérieure à la sienne. Je deviens folle, se dit-elle quand elle réalise qu’elle a affaire à une porte, version ancien modèle. Un véritable anachronisme dans ce temple de la technologie. Elle a envie de rire tant c’est grotesque. Une planche de métal incrustée dans la paroi ? Si c’est une plaisanterie, elle est merveilleusement réussie, sinon… Ses derniers doutes s’évaporent lorsque ses doigts tombent sur une authentique poignée-barre. Elle n’a plus peur, elle a franchi ce stade. Elle se sent détachée, défragmentée, comme si son entité consciente observait la scène derrière une vitre sans tain. Tout ça n’est qu’une simulation à grande échelle, une expérience cruelle réalisée à ses dépens, un jeu vidéo nouvelle génération ou n’importe quoi d’autre qui justifierait la perte de ses repères. Un univers, même aussi restreint que le sien ne peut pas perdre subitement toute logique, toute rationalité. Elle prend sa tête dans ses mains et pousse un hurlement sauvage, désespéré. Comme ça lui fait du bien, elle renouvelle l’expérience, plusieurs fois, jusqu’à ce que la voix lui manque. Une partie de sa tension ainsi libérée, Eurilis retrouve peu à peu ses facultés intellectuelles. Au moins a-t-elle maintenant la certitude d’être seule dans la maison, impossible qu’on ne l’ait pas entendue. Elle respire un grand coup, appuie sur la poignée et pousse la porte de toutes ses forces.
Kales est tellement furieux qu’il donne un violent coup de pied dans le plan de travail autrefois ultra-moderne du laboratoire. La douleur à la jambe lui tire un gémissement alors que l’objet de son ressentiment n’a pas bougé d’un pouce. Ça augmente encore sa fureur. Maudites machines stupides, amas de ferrailles obsolètes ! Il doit le reconnaître : ça n’a pas fonctionné. Un affreux goût de bile dans la bouche, saveur de la défaite. Il ne comprend pas ce qui lui a fait défaut… Des années à amasser, réfléchir, assembler pour atteindre ce degré de perfection, et tout ça pour quoi ? Rien, rien du tout. Pourtant il est doué, il a compris les grandes théories physiques du XXIème siècle, il connaît chaque interaction, chaque possibilité de chacun des composants qu’il a soigneusement entreposés. « VA TE FAIRE FOUTRE », hurle-t-il à la salle vide, « J’ETAIS PEUT-ETRE MOINS DOUE QUE TOI MAIS J’AI TOUJOURS UN BRIN D’HUMANITE ». Il se demande ce qui le retient de tout détruire méthodiquement. Il a tout tenté, mais ses idées ont tourné court, l’amenant échec après échec face à ses propres limites. Les poings serrés, il quitte le centre de recherche high-tech le plus célèbre de la planète, HSW ou Home Screen Wall. Le slogan de l’entreprise est toujours inscrit sur l’immense logo qui domine le complexe : vos rêves d’hier sont nos fondations de demain. « Quelle connerie ! », grommelle-t-il entre ses dents. Sûr qu’il allait rester dans l’Histoire, celui-là. Enervé comme il est, Kales se met en quête d’un défouloir. Une simple promenade en ville, cette fois-ci, ne suffira pas. Peut-être un peu plus tard, quand il sera calmé. Et puis, de toute façon, il préfère les couleurs de la fin d’après-midi à celles, trop pâles, de l’aube naissante. Sans hésiter, il se dirige droit vers une porte à double poignée-barre, l’une de celles installées ces dernières décennies dans les façades extérieures des bâtisses de cet ancien quartier huppé. Ils s’étaient installés là, au début, fascinés par ce qu’ils y découvraient, mais avaient rapidement migrés. Le rappel de leurs pêchers était ici trop présent. Kales pénètre dans la maison et fonce dans le salon sans un regard sur les autres pièces. Le mur-écran est immense, c’est pour cette raison qu’il l’a choisi ! Les nombreux impacts qui le maculent prouvent qu’il n’en est pas à son premier passage. Il saisit la chaise métallique renversée sur le sol, et avec toute la rage dont il est la proie l’abat brutalement sur le mur-écran. Comme à chaque fois, son coup ne laisse qu’une infime trace, et comme à chaque fois il est sidéré par la résistance de ce matériau. Loin d’en être découragé, il redouble alors de violence, pour ne cesser que lorsque même soulever la chaise lui devient trop douloureux. Alors seulement se laisse-t-il tomber sur le fauteuil en vieux cuir, véritable pièce de collection, qui jure fortement avec le reste du mobilier. Peu importait l’esthétique, du moment qu’on affichait sa richesse, se dit-il avant de s’assoupir. Il émerge une heure plus tard, l’esprit plus serein, déterminé à reprendre ses projets de plein pied… Comme toujours ! En sortant de l’habitation, il se décide finalement pour une excursion matinale, au hasard des rues. Il réfléchit mieux en marchant. Soudain, un détail le tire de ses pensées, à la frontière de sa conscience. Sans savoir de quoi il s’agit, il devine qu’un élément dans son environnement n’est pas exactement comme il le devrait. Il observe plus attentivement la rue dans laquelle il s’est arrêté, et l’irrégularité lui saute aux yeux, évidente. Une porte est entrouverte. Il s’approche de quelques pas. « Qu’est-ce que… », commence-t-il à marmonner, quand un éclair de compréhension le traverse, le laissant un instant pétrifié. Pas n’importe quelle porte, non, la seule avec une poignée-barre intérieure et un système de serrure extérieur. La seule dont il peut dire avec certitude à qui elle appartient : EURILIS.
« Je suis dans une autre dimension », se répète-t-elle pour la millième fois. La même ville, mais pleine de différences, de la plus infime à la plus spectaculaire. Comme le fait qu’il n’y ait pas âme qui vive… Ou encore pas la moindre technologie en état de marche. Un monde parallèle vidé de ses habitants et où les murs-écran auraient été neutralisés. Quant à savoir comment elle s’est retrouvée là, mystère total. Depuis une heure elle est accoudée à une table numérique éducative — désormais simple table — dans ce qui ressemble à son ancienne classe. Pourquoi ici ? Elle serait bien en peine de l’expliquer. C’est là où ses pieds l’ont machinalement portée, les habitudes ont la vie dure. Mais comme ailleurs, elle n’y a trouvé que solitude et désolation. Beaucoup de dégâts, aucun responsable. Pourtant elle aurait juré que certains indices indiquaient une présence humaine relativement récente. Et que penser de ces nouvelles constructions, ou de ces drôles de portes imbriquées sans logique dans les parois d’ouverture des maisons ? Son hypothèse, aussi invraisemblable soit-elle, est la suivante : le crash ultime. Un effondrement total du système, le retour à l’âge de pierre, ou presque. Dans ce cas, plus moyen d’actionner les parois, d’où la mise en place de ce système de portes manuelles. Mais alors, où se cachent tous les gens qui habitent ces maisons ? Sur son trajet vers l’école, elle a d’abord observé avec ébahissement son « nouveau » quartier, puis s’est mise à crier à l’aide, en tambourinant sur les portes. Comme personne ne se manifestait, elle a alors tenté sa chance à l’intérieur, en vain… Habitation après habitation se répétaient sur les murs ternes et sans vie l’écho de ses interrogations. Elle devrait peut-être pousser son exploration au-delà de son périmètre connu, mais craint de ne jamais réussir à retrouver son domicile. Une pensée incongrue lui traverse l’esprit: est-ce vraiment encore son domicile ? Elle hausse les épaules. Tant que personne ne vient la déloger, il en sera ainsi ! Avant de revenir sur ses pas, elle vérifie que l’antique lampe-torche, qu’elle a fabriquée avec les éléments du bord, fonctionne correctement. C’est basique et plus que démodé, mais ça lui fournira de la lumière quand le jour déclinera. Il lui faudra également de la nourriture et de l’eau pour survivre mais elle pense qu’elle trouvera ça dans l’abri aménagé par ses parents sous la maison. Du moins si cet abri existe bel et bien dans cette réalité-là. Dans le cas contraire… Elle ne veut pas y penser. Elle garde toujours espoir d’être renvoyée prochainement à sa vie d’avant (l’avait-elle quitté seulement la veille ?). S’organiser sur le long terme reviendrait à envisager le caractère irrévocable de sa situation. Tant qu’elle n’aura pas tout tenté pour y remédier, elle s’y refuse. C’est donc forte de cette résolution qu’elle rentre chez elle, prenant soin de refermer la porte qui, a-t-elle noté, est inaccessible de l’extérieur. Alors qu’elle entreprend une fouille minutieuse de sa chambre, un bruit suspect la met subitement sur ses gardes…
— Voilà bien longtemps que je te cherche, Eurilis. Des années d’efforts et de patience. Une longue attente, bien que techniquement parlant tu ne m’aies jamais vraiment quitté.
Il a la voix grave, rocailleuse, et un étrange rire sans joie. Et il connaît mon nom ! Pourtant rien dans son timbre, son attitude ne traduit une quelconque sympathie ou complicité. Assailli par le doute, la jeune fille se tait, dans l’expectative.
— Tu te demandes qui je suis, pas vrai ? Tu verras que j’ai pas mal changé depuis ton époque. L’époque aussi a bien changé d’ailleurs, mais tu as dû t’en rendre compte.
Le même ricanement, sans une trace d’humour. Il l’avait surprise dans la chambre, alors qu’elle s’était immobilisée pour tendre l’oreille. Elle n’a pas aperçu son visage. Elle est aveuglée par le puissant jet lumineux qu’il braque dans sa direction. Il devait la guetter, aucun hasard dans cette rencontre. Mais comment ?... Et pourquoi ?
— Je savais que tôt ou tard tu finirais par rentrer au bercail, explique-t-il comme s’il avait lu dans ses pensées. Tu n’avais pas vraiment d’autres choix. Malgré tous mes calculs, il semble que je me sois trompé sur ton lieu d’émergence. Tu n’étais pas censée découvrir le monde extérieur de cette façon. Mais à quelque chose malheur est bon, voilà fort longtemps que je n’avais pas mis les pieds dans cette maison !
— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ? C’est quoi cet endroit ? l’interroge-t-elle alors d’un ton plus fébrile qu’elle ne l’aurait souhaité.
— Ah, content de voir que tu n’as pas perdu ta langue dans le processus ! C’eût été un crime, toi qui l’as toujours eu si bien pendue…
Sa voix n’est toujours pas amicale, mais Eurilis y dénote un début d’amusement. Puis l’intensité lumineuse diminue, et après quelques clignements d’adaptation est-elle en mesure de distinguer ses traits. Elle l’imaginait plus vieux qu’il n’en a l’air. Pas plus de 50 ans, estime-t-elle. Ses yeux ont quelque chose de familier, une impression de déjà-vu. Pourtant elle est persuadée qu’elle n’a jamais rencontré cet homme.
— Je crois en effet que je te dois quelques explications. Mais allons en parler en bas, nous serons mieux installées dans le sofamovible. J’ai aussi de quoi boire et manger, incroyable ce que tes parents avaient pu stocker là-dessous. En cas de siège, ils auraient pu survivre pendant des mois, ricane-t-il. S’ils avaient su, les imbéciles.
A cet instant, Eurilis comprend qu’elle est en danger et qu’elle tient là sa meilleure chance de fuir. Mais pour aller où ? Elle hésite une demi-seconde, puis fonce dans l’escalier, en bousculant au passage son mystérieux visiteur. Elle se précipite sur la poignée-barre et manque de justesse de s’assommer contre la porte quand la tension se révèle insuffisante pour provoquer l’ouverture. La voix de l’homme s’élève alors derrière elle, narquoise :
— J’ai pris soin d’apporter quelques légers changements avant ton retour de promenade. Quand on te connaît depuis aussi longtemps que moi, on apprend à prendre certaines précautions. Mais ne t’en fais pas trop, si mes prévisions sont correctes, ça ne sera qu’une question de jours, peut-être même d’heures.
— Pourquoi me retenir prisonnière ? Lui demande-t-elle en lui faisant face.
— Si je répondais à ta question maintenant, tu n’y comprendrais rien. Est-ce là tout ce que tu veux savoir ? Pourquoi ne pas d’abord manger un morceau, tu dois avoir faim, non ? J’ai même trouvé du coca-cola flash, ton préféré. Un véritable trésor désormais !
Eurilis se mordille la lèvre, signe d’intenses réflexions. Faute d’alternatives, elle le rejoint dans le salon, mais n’est pas encore prête à abandonner le sujet :
— Si ça n’est qu’une question de jours ou d’heures, ça veut dire que vous me libèrerez après coup ? Et de quelles prévisions est-ce que vous parlez ?
— Je suppose que tu seras libre, oui, mais ta vie sera indéniablement différente. Jamais tu ne reviendras à celle que tu as quittée. Et ne me dis pas que tu en es peinée, tu ne l’as jamais aimée de toute façon.
— Comment pouvez-vous savoir ce que j’aime ou ce que je n’aime pas ?
— Parce que tu me l’as dit, tout simplement. Tu voulais connaître une grande aventure, une vraie, pas une de celles diffusées sur un mur-écran… Voilà, tu y es !
— Vous mentez, je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais vu.
Elle a élevé la voix à son insu, les révélations de cet homme l’ont ébranlée. Comment peut-il savoir autant de choses sur elle ? Elle ne s’est jamais confiée à personne, et elle ne pense pas être aussi transparente. A moins que…
— Kales, c’est forcément lui ! Il vous a parlé de moi, c’est lui votre informateur.
— En es-tu vraiment si sûre ? L’Eurilis que je connais doit pouvoir faire mieux que ça.
Il a levé le sourcil droit, pour marquer son ironie, et ce geste vient faire écho dans sa mémoire. Et ses yeux, ses yeux… où les a-t-elle déjà aperçus ? Ses pensées sont embrouillées, mais elle sent que la réponse est à portée de main : mon époque… depuis aussi longtemps… Kales… Se pourrait-il que… ?
— Je lis dans ton regard que tu commences à comprendre. Fascinant ! Quand j’avais ton âge, je discernais ton intelligence, mais je mesurais mal son ampleur. Bien sûr, j’ai eu l’occasion, depuis, de rattraper cette erreur.
— Kales, c’est bien toi / vous !
Ça n’était plus une interrogation, juste un constat.
— Alors je suis…
— Dans le futur, oui. 33 ans en avant pour être tout à fait précis. Et tu peux me tutoyer, après tout nous sommes proches, en un sens.
— Comment m’as-tu fait voyager dans le temps ? Et pourquoi moi ?
— Sans aucun doute deux bonnes questions. La première demanderait un long développement technique que tu aurais quelques difficultés à appréhender puisque j’ai utilisé des technologies qui n’existaient pas encore dans l’espace-temps d’où tu viens.
Il s’arrête, la dévisage un instant et ajoute :
— Peut-être que tu le pourrais, en fait, vu que tu es à l’origine de beaucoup d’entre elles. C’est drôle, quand on y pense. Mais je n’ai pas très envie d’entrer dans les détails.
— C’est un outil dangereux que tu as créé, Kales, il est impossible de prévoir quelles seront les conséquences d’un tel acte. C’est totalement irresponsable, c’est…
Eurilis ne finit pas sa phrase, le léger sourire qu’affiche Kales est suffisamment éloquent. Bien entendu qu’il y aura des conséquences. C’est précisément le but de sa démarche.
— Ce qui nous amène donc à la raison de ta venue dans notre avenir. Mais pour aller plus loin, je dois te raconter comment on en est arrivé là et le rôle majeur que tu y as joué.
Il pousse un long soupir et se laisse tomber sur le sofamovible. Il a soudain l’air las, et les grands cernes sous ses yeux semblent plus prononcés. Eurilis se sert un coca flash, et attend.
— A un certain moment, tu ne devais pas être beaucoup plus âgée que maintenant, tu as changé de comportement. Alors que tu gardais tes talents secrets, tu as décidé de les afficher au grand jour. En deux ans, tu étais devenue aux yeux du monde le nouveau génie de l’électronique, et la plus jeune employée de HSW. L’entreprise se chargeait de ton éducation, de ta formation, de ton logement, de la moindre de tes envies. En parallèle tu révolutionnais le secteur en créant une nouvelle gamme basée sur une utilisation bien plus innovante des nanoparticules. A ta majorité, la nouvelle génération de murs-écran voyait le jour, inondant le marché, et remplaçant très rapidement les anciens modèles. C’était…
— Je ne vois aucune différence avec celui de mon époque, l’interrompt Eurilis en désignant du menton le mur-écran du salon de ses parents.
— C’est vrai. Ta révolution ne portait pas sur l’aspect extérieur de l’objet, mais sur de nouvelles possibilités d’utilisation, une nouvelle « interaction ». C’était réellement fantastique, le début d’une nouvelle ère. Bien sûr les gens passaient encore plus de temps chez eux, bien loin de tes idées de voyages, mais ça ne te dérangeait plus. Ça aurait sans doute dû me mettre la puce à l’oreille, mais qui aurait pu prévoir ?
— Comment se fait-il que tu sois si bien informé sur tout ce que je suis censée avoir réalisé ?
— Parce que j’étais à tes côtés pendant tout ce temps. Tu m’avais embauché pour t’assister, et je t’ai aidé de mon mieux. Ça fait de moi un complice, même si c’est par négligence.
— Complice de quoi ? Qu’y-a-t-il de si dramatique dans cette histoire pour vouloir à ce point changer le passé en me retenant ici ? D’ailleurs si ton plan avait fonctionné, notre présent actuel ne devrait-il pas déjà être différent ?
En moins d’une seconde, elle voit son visage se décomposer, et la peur se refléter dans son regard. Ses yeux sont braqués sur quelque chose derrière elle. Avant qu’elle ait pu se retourner, il bondit du sofamovible, l’attrape par les cheveux et lui plaque un objet métallique et froid sur la gorge. Puis une voix inconnue et pourtant si familière se fait entendre :
— Tu vois Kales, même à cet âge j’étais déjà plus maline que tu ne l’es aujourd’hui !
Une femme se tient dans l’entrée du salon, accompagnée de deux hommes armés.
— Comment as-tu su ? J’ai brouillé toutes les pistes, j’ai cultivé le secret à l’extrême.
— J’avoue que tu nous as bluffés, je ne te croyais pas capable d’un tel exploit. Mais ce que tu ne pouvais pas deviner, c’est que j’avais depuis toujours un trou noir de plusieurs heures dans ma mémoire. Il vient juste d’être comblé, grâce à toi. Il était alors facile de comprendre que ça se déroulait en ce moment même. Tu vois, rien de tout ceci n’est nouveau. C’est même l’élément déclencheur de mon changement, que tu décrivais un peu plus tôt.
— C’est impossible, ferme-là, ou je la tue ! Que crois-tu qu’il adviendra alors, dans ce cas ?
— Elle n’est toujours qu’une enfant innocente. Tu pourrais égorger de sang-froid une fillette de 13 ans ?
— Pourquoi pas, si ça peut sauver les 8 milliards d’êtres humains que tu as éliminés ! Maintenant, éloignez-vous vers la chambre du haut, et pas de gestes brusques.
Eurilis est hypnotisée par la vision de la femme qu’elle va devenir (ou bien qu’elle est devenue ?). Celle-ci s’apprête à dire quelque chose et Eurilis comprend que ça lui est destiné :
— Je me rappelle quand je regardais le mur-écran le soir, et que je fermais les yeux, juste pour imaginer un autre univers…
Sur ces mots, elle tourne les talons et obéit à l’injonction de Kales. Les pensées d’Eurilis sont en fusion : jamais elle n’a fermé les yeux devant un mur-écran. Et pourquoi insister sur le soir ? Soudain, ça lui revient, la télécommande, elle est toujours dans sa poche. Pendant que Kales commence à la diriger vers la sortie, elle l’attrape discrètement et appuie sur le bouton. Le son les fait sursauter tous les deux, mais alors que Kales se retourne instinctivement, Eurilis garde les yeux fixés droit devant. Elle voit le couteau tomber de sa main, et l’entend s’asseoir sur le sofamovible, sans plus lui prêter la moindre attention. Elle sort alors de la pièce, réfrénant son envie presque douloureuse de jeter un œil sur le mur-écran.
— J’ai, nous avons inventé le concept parfait, tellement performant que les images s’adaptaient aux désirs des spectateurs. Ça leur a tellement plu qu’ils en ont oublié de se nourrir. Mais ça en valait la peine… Avec les survivants, nous imaginons un autre monde !
Eurilis se laisse imprégner par cette terrible révélation, mais avant de pouvoir y réagir, son moi futur reprend la parole :
— Désolée de ne pouvoir discuter plus longuement mais il est temps que tu repartes.
Eurilis hoche la tête, ferme les yeux, le temps d’un battement de cils, et les rouvre aussitôt. Ses parents l’appellent, ils veulent savoir pourquoi elle est restée enfermée toute la journée. Elle n’en a aucune idée, mais se sent pourtant emplie d’une toute nouvelle détermination…
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